Lettre Ouverte à Mme Marisol TOURAINE, Ministre des Affaires Sociales et de la Santé

Cette lettre ouverte est issue d'une réflexion conjointe, menée avec le collectif Communic'actif (psychomotriciens) tout aussi concernés que nous par le mépris du Ministère. L'écriture est également conjointe. Un vrai travail d'équipe pluridisciplinaire à plusieurs mains. Nous espérons qu'il y en aura beaucoup d'autres comme ça !


Nous, psychomotriciens et orthophonistes, avons pris connaissance avec stupéfaction de votre réponse (JO Sénat du 16/06/2016 page 2674), suite aux questions écrites de Mme Vivette LOPEZ, Sénatrice du Gard (questions n° 21849 et 21850, JO Sénat du 19/05/2016 page 2060), portant sur les mesures envisagées par le Gouvernement afin d'améliorer l'identification, la reconnaissance et la prise en charge des troubles "dys" en milieu scolaire. 

 

Travaillant souvent de concert autour de ces pathologies, nous avons souhaité apporter une réponse conjointe à ce qui nous semble, au mieux, l’expression manifeste d’une grande méconnaissance du sujet, comme des textes, au pire la négation consciente et déterminée de l’importance de nos métiers dans ces domaines, dans la droite ligne du mépris ouvertement affiché depuis des années par le Ministère concernant les revendications légitimes des psychomotriciens comme des orthophonistes.

 


Nous comprenons parfaitement les inquiétudes exprimées dans les questions posées par Madame LOPEZ. Même si certains dysfonctionnement bien réels sont pointés, il s’agit de ne pas se tromper d’approche et d’éviter la confusion des missions. Il est notamment primordial de bien distinguer ce qui relève du champ de la pédagogie, en lien avec les enseignants,  de ce qui relève du champ de la pathologie, directement en lien  les professionnels de santé.

 

Oui, les enseignants sont en première ligne face aux troubles spécifiques des apprentissages (ce que vous appelez “dys”). Et oui, beaucoup sont en demande afin de pouvoir aider ces enfants en souffrance dans leur classe. Mais ce sont déjà eux, le plus souvent, qui donnent l’alerte et conseillent aux parents de consulter. Nul besoin de leur demander de se former pour pratiquer des dépistages systématiques qui ne sont pas de leur ressort !

 

Ne serait-il pas plus pertinent de renforcer leur connaissance du développement classique de l’enfant, et leur formation, notamment en pédagogie différenciée ? Pourquoi ne pas simplement leur (re)donner des connaissances solides sur le développement normal de l’enfant (langagier, relationnel, psychomoteur, graphomoteur) ? Il n’est pas nécessaire non plus de leur demander de savoir vers qui en priorité orienter les enfants en difficulté. Ceci est simplement du ressort du médecin traitant, ou du pédiatre. Ceux-ci savent prescrire les examens et traitements adéquats le cas échéant.

 

Bien entendu, si les enseignants souhaitent mieux s’informer sur les pathologies qu’ils peuvent rencontrer dans l’exercice de leur métier, il peut être intéressant de réfléchir à la tenue d’échanges, incluant les professionnels de santé concernés. Notamment sur les principes des aides et aménagements nécessaires dans le cadre scolaire. Les orthophonistes et les psychomotriciens peuvent participer à ce type de réflexion ou à la mise en place de tels projets. Mais il nous apparaît bien plus urgent de renforcer la médecine scolaire, en effectifs et en moyens, afin qu’elle puisse assurer pleinement ses missions. Il est aussi indispensable de faire le lien entre les paramédicaux qui diagnostiquent - ou participent au diagnostic - et prennent en charge ces enfants porteurs de “dys” au quotidien, et les professionnels de la pédagogie. Il serait d’ailleurs essentiel dans cette optique de clarifier la notion de secret médical partagé, afin que ce lien puisse se construire dans un cadre légal, cohérent et respectueux des droits des patients.

 

La confusion et la multiplication des missions induisent des résultats contre-productifs et génèrent de la souffrance chez les professionnels, les parents et en premier lieu chez les enfants. Nous incitons donc à la plus grande prudence dans les travaux de réingénierie qui seront menés. Les professionnels de terrain que nous sommes doivent y participer pleinement.

 

Oui encore, les enfants porteurs de troubles spécifiques des apprentissages souffrent d’un problème de reconnaissance dans le milieu scolaire. Et Madame LOPEZ pointe bien la manière dont peu à peu les troubles “dys” sont sortis du champ du handicap. En effet, la MDPH est désengagée (pour des raisons comptables ?), et l’on ne concède plus que quelques dispositifs d’aménagements comme les PAP. Ceux-ci ne sont, en aucun cas, aussi efficients que des dispositifs de compensation. De plus, dans de nombreux cas, ils ne sont même pas appliqués.

 

Non, la MDPH ne peut évaluer les besoins réels de ces enfants. Les équipes chargées de ces missions connaissent en effet un manque criant d’effectifs, de moyens (disparités départementales),  voire de connaissances spécifiques des différents acteurs du soin.

 

Nous aimerions, tout autant que Mme la Sénatrice, savoir ce que le Gouvernement compte proposer pour faire avancer les choses, sur ce qui ressemble de plus en plus à une régression pour la prise en compte de ces enfants. Rien dans votre discours ne nous paraît répondre à ces problématiques. Pourquoi ne pas, par exemple, imaginer intégrer au sein de la MDPH des orthophonistes, des psychomotriciens, et les autres paramédicaux en charge du diagnostic et de la prise en charge des enfants porteurs de “dys” afin de composer des équipes réellement complètes ?

 

Plus que jamais, une entente, une cohésion sont nécessaires afin d’entourer l’enfant d’une multiplicité de points de vue et de pratiques complémentaires. Mais force est de constater que les moyens ne sont toujours pas alloués à la mise en oeuvre de dispositifs allant dans ce sens. Nous partageons une partie des inquiétudes exprimées et attendons des actions concrètes des Dirigeants (sans reporter leur action après les échéances électorales, vu l’urgence de la situation), dans le respect de tous les professionnels entourant les enfants porteurs de troubles spécifiques des apprentissages, quel que soit leur mode d’exercice.

À la lecture de votre réponse, nous sommes consternés de constater que les représentants de l’État, gardiens des pratiques dans un cadre légal et réglementaire, semblent ignorer les textes qui régissent l’exercice de nos professions respectives. Pire encore, ils semblent méconnaître aussi l’organisation des structures de soins et le travail des praticiens libéraux.

 

Vous ne prenez pas la peine de nous citer, nous orthophonistes et psychomotriciens, comme acteurs indispensables du diagnostic et de la prise en charge des troubles des apprentissages. Vous oblitérez même tout à fait l’exercice libéral, pourtant l’un des piliers du système de Santé !

 

Non Madame la Ministre, la pluridisciplinarité ne s’articule pas seulement autour des ergothérapeutes, des psychologues et des psychothérapeutes en structures de soins. Et non le diagnostic et la prise en charge des enfants présentant des troubles “dys” ne nécessitent pas de manière systématique le recours à une telle structure, au passage bien plus coûteuse qu’une intervention en libéral. On pourrait même dire que c’est heureux... L’État n’a toujours pas pris ses responsabilités, ni pour créer les postes salariés nécessaires, ni pour les rendre attractifs pour les professionnels de santé. Ainsi, les structures manquent de moyens et d’effectifs : les enfants attendent souvent des mois, voire parfois des années avant d’espérer accéder à un traitement sur certaines parties du territoire : selon les départements, certaines prises en charge ne peuvent être mises en oeuvre faute de budget…

Oui, par leurs Décrets de Compétences, orthophonistes et psychomotriciens sont  habilités à poser les diagnostics (ou à y participer) et sont capables de prendre en charge ces enfants. Ils agissent de manière complémentaire en confrontant leurs observations et leurs bilans, et en mettant en cohérence leurs interventions.

 

Nous, orthophonistes, tenons à rappeler ici avec force notre expertise et notre spécificité dans le champ des troubles spécifiques des apprentissages.

Le Code de la Santé Publique (Article L4341-1) attribue entre autres aux orthophonistes “le bilan et le traitement des troubles de la communication, du langage dans toutes ses dimensions, de la cognition mathématique, de la parole” chez des patients présentant entre autres des “troubles développementaux”. Il précise que l’orthophoniste “exerce en toute indépendance et en pleine responsabilité”, qu’il “établit en autonomie son diagnostic, et décide des soins orthophoniques à mettre en oeuvre”. Il précise enfin que l’orthophoniste  “met en oeuvre les techniques et les savoir-faire les plus adaptés à l'évaluation et au traitement orthophonique du patient et participe à leur coordination. Il peut également concourir à la formation initiale et continue ainsi qu'à la recherche”.

La NGAP au titre IV leur attribue donc les actes suivants :

  • Bilan de la communication et du langage oral et/ou bilan d'aptitudes à l'acquisition de la communication et du langage écrit

  • Bilan de la communication et du langage écrit

  • Bilan de la dyscalculie et des troubles du raisonnement logico-mathématique

  • Rééducation des retards de parole, des troubles de la communication et du langage oral (et donc des troubles spécifiques du langage oral, ou dysphasies)

  • Rééducation des troubles de la communication et du langage écrit (et donc des troubles spécifiques du langage écrit : dyslexies, dysorthographies)

  • Rééducation des troubles du calcul et du raisonnement logico-mathématique (et donc des dyscalculies)

  • Rééducation des troubles du graphisme et de l’écriture (et donc des dysgraphies).

 

Nous, psychomotriciens, tenons à rappeler ici avec force notre expertise et notre spécificité dans le champ des troubles spécifiques des apprentissages.

Le Code de la Santé Publique, notamment l’article L. 372 (VU le décret n° 74 - 112 du 15 février 1974, modifié notamment par le décret n° 85 - 188 du 7 février 1985) attribue entre autres aux psychomotriciens les actes professionnels suivants :

  • Bilan psychomoteur

  • Rééducation des troubles du développement psychomoteur ou des désordres psychomoteurs suivants :

    • troubles de l’organisation spatio-temporelle,

    • maladresses motrices et gestuelles, dyspraxies,

    • instabilité psychomotrice,

    • troubles de la graphomotricité, à l’exclusion de la rééducation du langage écrit.

L’approche psychomotrice considère le patient dans sa globalité. Nos observations permettent de contribuer au diagnostic différentiel (TDA/H / instabilité psychomotrice, TED / dyspraxie, TSA / difficultés relationnelles, etc.). En travaillant dabord sur les repères autocentrés, puis hétérocentrés, avant d’intégrer l’environnement, les psychomotriciens accompagnent l’évolution d’une sensorialité et d’une motricité immature vers une sensorimotricité puis une psychomotricité. Ces soins spécifiques sont indispensables pour faire évoluer les patients “dys” vers une meilleure connaissance d’eux-mêmes et une plus grande autonomie. 

Nous ne pouvons nous résoudre au fait que vous, et votre Ministère, ignoriez réellement la réalité de la situation... Les orthophonistes et les psychomotriciens, comme les autres professionnels du Corps de Santé, se battent depuis assez longtemps pour que les problèmes rencontrés sur le terrain soient connus. Leurs syndicats respectifs œuvrent depuis des années en ce sens. Que signifie alors votre positionnement ? Pour vous convaincre de l’urgence de la situation, nous vous invitons, sur le terrain, à vérifier de visu le quotidien de milliers de professionnels, de patients et de leurs parents.


Nous sommes inquiets, pour notre avenir et pour celui de nos patients. On peut légitimement se demander s’il ne s’agit pas là d’un terrible lapsus, aveu de la vision que le Ministère nourrirait de l’organisation du système de Santé dans l’avenir… Un système dans lequel les praticiens libéraux auraient disparu, un système dans lequel les professionnels de santé, dont les psychomotriciens et les orthophonistes, seraient exclusivement attachés à des structures de soins pour des rémunérations précaires, relégués au rang d’exécutants… Un système étatisé, verrouillé, dans lequel les patients, dont les enfants porteurs de troubles spécifiques des apprentissages, n’auraient d’autre choix que celui de s’en remettre à l’Institution qui déciderait des traitements à mettre en oeuvre… De telles évolutions ne nous paraissent souhaitables pour personne. De telles dispositions organiseraient inévitablement l’échec massif des suivis d’une partie de la (jeune) population française...

 

Nous, professionnels de terrain, avons des idées, les échanges inter-professionnels que nous initions de plus en plus permettent de dessiner les contours d’un système respectueux de tous les acteurs, plus efficient pour la prise en charge des patients. Dans le champ des troubles des apprentissages nous sommes capables d’imaginer en commun des dispositifs plus adaptés, plus économiques et plus efficaces. Pourquoi le Ministère s’évertue-t-il à occulter ceux qui vivent ces situations quotidiennement, ceux qui sont au contact direct des populations ?

 

Nous avons noué le contact. Dans les prochaines semaines et les prochains mois, nous travaillerons ensemble à le maintenir et à le faire fructifier. Nous sommes plus que jamais unis pour que vivent nos métiers et qu’ils puissent se coordonner, dans le respect des prérogatives et de l’expertise de chacun. Aujourd’hui ce sont deux collectifs de professions limitrophes qui se rejoignent, nous espérons demain ouvrir le dialogue avec bien d’autres ! L’avenir du système de santé ne peut se construire sans nous.